La motivation est émouvante : un vieux monsieur, sans doute angoissé par l’idée de ne bientôt plus rien voir du futur, se lance dans des prospectives comme pour se prolonger au-delà de sa vie finissante. Plus royaliste que le roi, il en rajoute dans l’accueil inconditionnel qu’il fait aux innovations technologiques : surtout ne pas paraître rester sur la touche.
Le résultat est discutable. Alors discutons !
N’est-ce pas manquer de l’aptitude à prendre du recul historique, n’est-ce pas adhérer exclusivement à sa propre époque au point d’avoir le nez écrasé sur l’écran tactile de la technidéologie contemporaine que d’écrire que, parmi les trois révolutions de civilisation que sont l’écriture, l’imprimerie et le support numérique, la troisième est « la plus forte » ?
Si, par « force » – notion qui ne signifie rien philosophiquement – il faut entendre « conséquence », en remettant les pendules à l’heure, cela donnerait :
1 – Avènement de l’écriture, une étape intellectuelle (mineure ? importante ? majeure ?) : codage de la parole dans des signes muets, médias à leur tour de la parole, qui, du coup, peut se fixer et se pérenniser ; révolutions sociétales et cérébrales concomitantes à la nécessaire alphabétisation ; fixation de la mémoire qui cesse d’être volatile ; entrée de l’Homme dans l’Histoire, etc..
2 – Avènement de l’imprimerie, un saut socio-économique (mineur ? important ? majeur ?) : l’écrit, jusque là confidentiel, devient reproductible à l’infini sur support papier, et du coup peut se diffuser dans l’ensemble de la société.
3 – Avènement du codage numérique des textes, un saut socio-économique (mineur ? important ? majeur ?) : nouveau support permettant une accélération de la diffusion des textes et des images par les technologies numériques. Déplacement du curseur de sélection : du fait de l’extrême facilité de sa production, l’offre « informationnelle » devient pléthorique et non organisée,
à « l’informé » revenant le soin de faire son tri.
Je laisse à votre sagacité le soin de répondre aux interrogations ternaires entre parenthèses, mais la mienne me souffle que l’ordre « de force » de ces étapes, pourrait bien être précisément l’ordre chronologique inverse.
A vous de voir, en ayant en tête, par exemple, d’une part les difficultés, les lenteurs toujours actuelles dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture (révolution 1) et, d’autre part, une fois acquise la maîtrise de la lecture sur papier, la relative spontanéité du passage à la lecture sur écran (révolution 3).
Dans le cerveau, on a repéré les neurones excités quand on lit quelque chose. Et ce ne seraient pas les mêmes suivant que l’on lit sur papier ou sur écran, écrit M. Serres. Parfaite rigueur intellectuelle. Ses sources ? Un ami qui a écrit un livre ! Le protocole de l’expérience ? Les résultats ? Leur interprétation ? Fi de tout ça, ce n’est quand même pas à son âge qu’on va lui demander des comptes ! Mais soit ! Admettons ! Sachant le peu qu’on sait du fonctionnement cérébral, on peut hasarder plusieurs hypothèses : excitation périphérique différente selon le support (écran ou papier), tactilité de la préhension, contexte inconnu à l’écran (texte court) versus contexte mieux appréhendé sur papier (texte long), bref, tout une série de brouillages ou d’effets de bord possibles. Mais on voit mal en quoi les processus linguistiques et cognitifs eux-mêmes, en jeu dans l’acte de lire « Le lendemain la nouvelle de l’incendie se répandit dans tout le pays. » seraient différents selon que cette phrase est imprimée sur papier ou affichée sur écran.
Voici, d’ailleurs, ce qu’en dit Maryanne Wolf, directrice du Centre de recherche sur la lecture et le langage de l’université Tufts, aux Etats-Unis (une source, quoi !) :
« Les caractéristiques cognitives de la lecture en ligne ne sont pas les mêmes que celle de la lecture profonde. Avec le numérique, notre attention et notre concentration sont partielles, moins soutenues. Notre capacité de lecture se fixe sur l’immédiateté et la vitesse de traitement. Nous privilégions une forme de lecture qui nous permet de faire plusieurs tâches en même temps dans des larges ensembles d’information. Les supports numériques ont tendance à rendre notre lecture physique (tactile, interactions sensorielles…) tandis que le livre nous plonge plutôt dans un processus cognitif profond. »
« Plusieurs études ont montré que notre niveau de compréhension entre l’écran et l’imprimé se faisait toujours au détriment du numérique », rappelle Maryanne Wolf.
Et voilà encore une analyse (avec source !) :
« Comme nous le confiait déjà Laurent Cohen en 2009, l’écran ou le papier ne changent rien à la capacité de lecture. Mais c’est le réseau qui pose problème et ce d’autant plus quand il apporte une distraction permanente, permettant toujours de faire autre chose que ce que l’on compte faire. »
Et finissons par le coup de grâce :
« Si la lecture profonde peut se faire tout autant sur papier qu’à travers le réseau, le principal problème qu’induit le numérique, c’est la possibilité de distraction induite par l’outil lui-même, qui demande, pour y faire face, un contrôle de soi plus exigeant. »
Décidément, M. Serres, il faudrait modérer vos emballements !
Assis sur sa notoriété, et son côté bonhomme suscitant la sympathie, M. Serres nous livre un joli fourbi, de saisissants raccourcis laissant perplexe, éclipsant allègrement réalité matérielle sous virtualité numérique (vieille confusion, délibérément entretenue, entre le monde et sa représentation). Ainsi un homme ou une femme tenant un téléphone mobile « main-tiendrait » le monde (rien que ça !) : avec son accès à Internet, il ou elle aurait en main la totalité du monde et de l’information disponible. Une grande marque d’ordinateurs nous avait déjà fait le coup de la « petite planète ». M. Serres prend la relève, en évacuant toute question pouvant ternir son enthousiasme étrangement infantile : l’infime réalisation de cette totalité virtuelle, le filtre qu’opère nécessairement tout quidam, l’énorme quantité de déchets informationnels circulant sur la Toile, tout ça, peu lui chaut !
Infatigable idolâtre de la technologie numérique (voyez la nuance hautement pertinente « AVEC l’ordinateur » et « DANS l’ordinateur », à quoi il n’en manque pas moins « PAR l’ordinateur » pour clore la trilogie), ce sémillant bonhomme tente, sans rire, de mixer tout ce qu’il peut. J’ai peut-être l’oreille un peu sensible mais, pour ce qui est du Printemps Arabe, il me semble entendre grincer dans la moulinette.
Bien sûr, pour enfoncer le clou dans le crâne des sceptiques et emporter le morceau, M. Serres y va de l’habituelle antienne manichéenne : il y aurait deux types d’hommes, les Anciens (les non-numériques) et Modernes (les aficionados du numérique), et leur conflit serait la clé de la crise de nos sociétés ! Bien sûr, les seconds balaieront les premiers, dans l’avènement d’une nouvelle démocratie numérique (Petite Poucette, armée de son portable, prendra le pouvoir) ! Hum ! Là, j’avoue être gêné pour ce pauvre M. Serres, tant ça frise le délire sénile. Car là encore, ébloui par le contenant, il en oublie le contenu !
Maintenant, faisons de la prospective, en observant avec le plus de pertinence possible ce qui se passe. Prenons un exemple : le système GPS.
Sans le GPS, vous prenez une carte (imprimée sur papier), formez une représentation spatiale du parcours, estimez la durée pour organiser vos étapes, vos crochets en fonction de vos objectifs, etc. ; vous anticipez ce parcours.
Avec le GPS : vous indiquez votre point de départ, votre point d’arrivée, puis vous écoutez (« tournez à gauche », « roulez tout droit jusqu’au deuxième rond-point », etc…) et vous exécutez. Les fonctions d’anticipation, d’organisation et de spatialisation de votre cerveau ne sont pas sollicitées. Vous écoutez des instructions, vous les exécutez. Vous avez délégué à un tiers outil, vous vous êtes reposé sur lui du soin d’anticiper, de spatialiser, d’organiser. En clair, vous avez cérébralement démissionné, au moins partiellement.
« Ne pas se prendre la tête », le mot est d’ordre.
Il y avait un précédent, bien connu à présent : la calculette : très peu des gens savent encore calculer mentalement. Ils ont transféré à la calculette la fonction cérébrale de calcul. Pas de calculette, pas de calcul ! A la boulangerie, 3 baguettes à 0,85 € pièce, vous sont alors facturées 2,85 euros et personne n’y voit que du bleu.
N’en doutons pas : il y aura des suivants.
En extrapolant, on croit même percevoir un processus de fond ; on peut imaginer, par exemple, d’intéressants prolongements aux liseuses électroniques, téléphones mobiles, et autres correcteurs orthographiques et syntaxiques, toujours visant à décharger un peu plus votre cerveau de ses fonctions : cognition, compréhension du langage, intelligence du monde, etc..
Pratiquement, on pourrait imaginer que ce qu’a développé l’ordinateur central des entreprises en terme de puissance calculatoire ou de traitement automatique d’un grand nombre de données, et qui était fondé à suppléer, pour le coup, l’insuffisante puissance cérébrale humaine, on pourrait imaginer, dis-je, qu’avec la miniaturisation des composants, les fonctions cérébrales de l’individu seraient progressivement assurées par des petits processeurs puissants greffés au cerveau dont le rôle ne serait plus que de raccorder tout ça, un peu comme une salle de brassage connecte les différents serveurs (ordinateurs) d’une entreprise. Nanti de la puissance des processeurs mis à sa disposition, le cerveau « se la coulerait douce », ses fonctions, faute d’être sollicitées, se nécroseraient lentement ; il abandonnerait sa souveraineté, la pensée s’y annihilerait, l’individu perdrait son autonomie intellectuelle : non plus un individu, donc, mais la petite prothèse organique terminale indifférenciée et
dépendante d’un grand système : un parfait consommateur, pris au piège de sa propre frénésie consumériste faisant son trou dans son grand vide existentiel. Car – cessons de rire un instant – tous ces gadgets inutiles (liseuses, GPS, etc..) n’ont évidemment pas été conçus d’un besoin leur préexistant et qu’il a fallu satisfaire : c’est le besoin lui-même – du moins, l’envie – qu’il a fallu créer d’après la conception de l’objet.
Faut-il le rappeler ? L’écriture est un patrimoine collectif qu’aucune entreprise n’a breveté et sa souplesse est telle que tous les supports lui conviennent (parchemin, papyrus, papier, tableau noir, mur d’immeuble, etc..).
Certes, ce tableau est très différent de celui de M. Serres :
demain, vous n’aurez plus à lire un texte : la liseuse vous le lira de sa belle voix de synthèse, directement dans le creux de l’oreille ; elle fera lecture-écriture et vous écrira aussi le texte que vous serez devenu incapable de concevoir. Et dans ce crâne déserté de toute faculté propre, de toute mémoire, de toute identité, vous entendrez comme l’écho du grand vide intersidéral : c’est, pour le coup, l’Univers lui-même que vous aurez main-tenant !
Je vous en donne mon billet ! Il vaut bien celui de Michel Serres, non ?
Dominique Drouin
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