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Pascale FAUTRIER – Les Rouges
Certes, un livre fait un effet inversement proportionnel au peu que nous fit le précédent lu (dont je n’ai pas à parler ici), mais celui-ci a sa consistance pour lui : l’histoire sociale de la gauche, tracée depuis ses racines – celles que sucèrent des générations de pésans asservis à la besogne, affamés, sacrifiés, n’ayant que la mauvaise tarre sur la peau – jusqu’à la canopée taillée en un corpus politique émancipateur.
Longtemps, dans le Vézelien comme ailleurs, la praxis de gauche est restée dans sa préhistoire – dont le livre dit peu, en effet la réduisant aux révoltes, aux « raids meurtriers sur Mailly et Accolay »1, aux saccages de l’abbaye levant l’impôt sur « les nôtres, lapidés, pendus, brûlés vifs par les moines de Vézelay depuis le Xème siècle »1.
Mais tout s’engramme dans la mémoire des générations successives, et c’est dans la Révolution que les colères ensilées trouveront leur exutoire explosif.
La France entre alors dans une période de convulsions ; s’y enchaînent au pas de charge expériences et régimes politiques, d’où émergent des figures locales : « s’il se concentre bien, il réussira à la retenir »2 écrit l’auteur à propos de Zéphirin Camélinat enfant. Et sur cette route cahotant entre Républiques, Empires, et Restaurations monarchiques, sorte d’acmé révolutionnaire, la Commune de Paris terminera un cycle où la faim du pauvre s’était trop souvent satisfaite du « rat-goût-de-mouton »3.
L’émancipation des femmes vient elle aussi irriguer la pensée progressiste, lente à sortir des archaïsmes de la tradition. Ainsi Camélinat ne comprend pas : « Est-ce que les femmes ne sont pas à protéger, comme les enfants ? »4
Surviennent les guerres mondiales. La seconde, mémoire de l’horreur : « Ils attachaient les résistants nus les bras en l’air, et ils lâchaient les chiens, les clebs leur déchiraient le corps. »5
Entre les deux, dernier Communard vivant, Camélinat est enterré au printemps 1932 , au cimetière de Mailly-la-Ville, accompagné d’un « long ruban de silhouettes sombres et de drapeaux rouges dans le vert du printemps naissant. »6
« Roman vrai » intriquant avec doigté fictions, théorie politique et faits d’Histoire, dont le point est fait régulièrement au sextant contemporain : motif récurrent que ces tirades proférées en termes laconiques et souvent désabusés par les encore vivants témoins ! Les Madeleine, Bernard, JC (sous ces deux lettres, nous aurons reconnu Jean-Christophe Cambadélis). Bernard (alias « Bébé ») revient en Côte d’Or en janvier 1964 : « En rentrant dans le petit studio de Dijon, il fait un enfant à sa femme. »7. Ce sera Madeleine, l’actuelle.
Autant de contrepoints qui annoncent le dénouement quelque peu autofictif.
Car, personnage et narratrice, Madeleine est fille d’Arlette et de Bernard F. (patronyme complété sans plus de mystère par : « Trier en allemand, comme les dernières lettres de son nom »8), petite-fille de Madeleine, maillon d’une procession épique de Madeleine qui commence par celle vénérée sur la Colline éternelle (Vézelay) ; elles se suivent, porteuses du flambeau d’une foi qui se sécularise et se politise dans cette filiation d’une gauche dynastique ; double généalogie, donc : celle de la gauche et celle de l’écrivaine.
« Bref, pendant quinze ans, les philosophes marxistes et marxiens, Sartre compris, rivalisent de subtilités exégétiques avec vingt siècles de théologie chrétienne. L’erreur stalinienne est l’aiguillon comme autrefois le péché [...] Mais nul ne voit l’évidence : à savoir que la politique est une foi. »9
Lors de la normalisation du Printemps de Prague, cette foi vitale sera traversée de doutes, comme en 1970, quand Bernard se verra, avec d’autres, sur la sellette du Parti et, lisant les Considérations sur la France du contre-révolutionnaire Joseph de Maistre, sera « saisi par l’évocation reprise plus tard par Romain Rolland, d’un Robespierre instrument aveugle d’une force collective et métaphysique qui le dépasse »10.
Et voici François Mitterrand, croqué en quelques lignes : « La bouche sans lèvres, toujours tendue en avant, cherche ses mots, qui ne viennent pas assez vite pour démentir le regard réticent, ironique, hautain, aux cils sans cesse papillonnants, comme si les yeux voulaient fuir loin. »11
Parce qu’elle n’appuie pas le trait hagiographique, Pascale Fautrier rend crédible ce roman ambitieux en mêlant les destins de personnages célèbres (Lamartine, Marx, Rolland, Sartre, Mitterrand), et ceux de méconnus, sans que nous soyions sûrs que ces connexions aient réellement eu lieu : Camélinat et sa rencontre avec Marx à Londres ?
Même les abstractions politiques (Marx ou Proudhon ; collectivisme et dictature du prolétariat, ou propriété individuelle du moyen de production) sont rendues vivantes par les corps qui se meuvent dans ce jeu de courants et de scissions, de fractions, de schismes qui traversent la pensée révolutionnaire.
L’histoire, en fin de compte. La petite dont est faite la grande, faisceau de ruisseaux participant au grand fleuve H, engrenages entraînant, de leurs petites roues dentées tournant ou dans le même sens ou dans le sens opposé, la grande Horloge.
Si l’on reconnaît un grand livre à sa prégnance dans l’esprit lecteur, au désir qu’il suscite chez celui-ci d’aller visiter les lieux ci-dépeints et désormais auréolés de littérarité, de cheminer du côté de Mailly, de Dampierre ou de Migennes, alors, oui, « Les Rouges » est un grand livre.
Le titre aurait pu annoncer une symbolique des couleurs, elle est peu sensible dans le livre : on relève en souriant ceci à propos des grèves de 1947 : à Migennes, « la grève est très dure, la tension avec les jaunes (les non-grévistes) intense »12 – Le jaune, couleur qui a donc bien tourné sa veste depuis...
Références dans l'édition Points Seuil (format poche) :
1 – p. 23 ; 2 – p. 91 ; 3 – p. 230 ; 4 – p. 115 ; 5 – p. 293 ; 6 – p. 217 ; 7 – p. 364 ; 8 – p. 455 ; 9 – p. 348 ; 10 – p. 461 ; 11 – p. 473 ; 12 – p. 300
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