Après relecture 2022 de Proust, retour en 2013, au Collège de France :
 Annie Ernaux en défaut de vision !
« M. de Bréauté commença donc à se pourlécher les babines et à renifler de ses narines friandes, mis en appétit [...] » Marcel Proust – Le Côté de Guermantes.
Où l’on voit le comte Hannibal de Bréauté-Consalvi faire les frais de la métaphore canine (ou, du moins, animale).
Voici donc l’un des cruels démentis (par élargissement) apportés à la thèse d’Annie Ernaux qui, en 2013, au Collège de France où l’avait invitée Antoine Compagnon, reprochait à Proust le « regard intelligent et bon d’un chien » (dixit Marcel Proust) que le Narrateur, basculant « vers la suspicion d’une différence d’espèce » (dixit Annie Ernaux) attribue à Françoise, la domestique.
Et la bien-pensance sélective s’en donnait à cœur joie.
Mais voilà : Bréauté n’est ni domestique, ni femme. Et si l’on a assez de mémoire de lecture, on constate que la métaphore animalière est assez présente chez Proust (bourdons, poissons, lapins ; le prince d’Agrigente en « vulgaire hanneton », etc.) ; et surtout (désolé, Mme Ernaux !), qu’elle s’applique sans distinction de classe.
On a dit que les animaux n’apparaissaient pas dans la Recherche, c’est faux : ils viennent en palimpseste des figures humaines constituer le grand bestiaire proustien ; c’est le – discret – côté La Fontaine de Proust. On lit même ceci, dans Le côté de Guermantes : « L’ambassadrice était obligée d’avouer que son exemple était tiré d’animaux plus petits » écrit Proust, en référence, explicite cette fois, à La Fontaine. Ici, les animaux sont les nobles que l’ambassadrice de Turquie prétend fréquenter.
En réalité, le seul “spécisme” (pour user d’un terme anachronique) qu’on peut voir chez Proust, c’est celui dont se targue l’aristocratie, que distinguerait du reste du monde la seule naissance. La naissance, rien d’autre ! Non pas l’éventuel mérite tel qu’en eurent d’anciennes générations (l’actuelle, chez Proust, n’en a aucun, hormis, peut-être Saint-Loup qui, et ce n’est pas un hasard, affecte le plus grand mépris des principes nobiliaires), mais la naissance seulement. L’on peut difficilement ériger plus franche barrière d’espèce. Et pour ce faire, on entretient l’entre-soi jusqu’à l’endogamie (quitte à la payer de consanguinité). S’il y en a aussi dans les classes les plus nanties non-aristocratiques, ce spécisme y est généralement plus souple, parce qu’il ne suffit pas d’y naître pour “en être” (l’héritage se limite aux biens matériels, plus volatils qu’un titre). Et si Proust le dénonce, c’est parce que c’est le plus criant, le plus figé. A l’évidence, Proust s’en moque et le décape à la brosse de son humour corrosif. Et avec quel bonheur !
Mais il y a un autre spécisme, tout autre, un spécisme individuel, si l’on peut se permettre cette formule paradoxale, et que revendique, cette fois, le Narrateur qui assume les propos tenus par la duchesse de Guermantes, où le mot “espèce” est d’ailleurs dit quatre fois dans une seule phrase : c’est celui de l’artiste : « c’est comme une espèce de premier individu isolé d’une espèce qui n’existe pas encore et qui pullulera, un individu doué d’une espèce de sens que l’espèce humaine à son époque ne possède pas » Marcel Proust – Le côté de Guermantes.
Mais pour revenir à celui qui chagrine Annie Ernaux, et qu’on pourrait nommer “spécisme de classe”, il est donc permis de soupçonner un trouble dans la vision ernucienne (néologisme, on l’aura compris, calqué sur Malraux -> malrucien), un regard partiel chez celle qui ne voit que ce qu’elle veut voir, une lecture idéologique, qu’on ne fait qu’après avoir chaussé des lunettes filigranées des barreaux d’une grille lexicale, préalablement striées verticalement de mots-clés qui veulent en découdre, voire croiser le fer en un duel vigilant, avec les phrases imprimées horizontalement sur la page lue du livre.
4 janvier 2023
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