À boire et à manger !
Ici, une conférence d'Alain Badiou...
De cette conférence, on peut regretter le côté magistral, doctoral, loin des échanges dialectiques si chers à Socrate. S’en étonner. S’affliger qu’aucun débat n’ait suivi ce long exposé. Badiou y est venu donner sa parole, qui ne saurait être discutée. Méthode qu’on a connue il y a bien longtemps mais qui a toujours eu quelque chose d’un peu frelaté…
Le phrasé d’Alain Badiou, l’énergie de son discours posé de vieux sage produisent à leur tour une sorte d’hypnose ou, du moins, d’adhésion molle dont (comme ce qu’il dénonce judicieusement, à savoir l’émotion qui se veut subsitut de la pensée), il convient de sortir dans l’après-coup réflexif qui, chez les auditeurs et auditrices, ne manquera pas de suivre l’exposé.
Dans leurs grandes lignes, leurs masses schématiques, leurs lignes de force, les grands ensembles que découpe Alain Badiou ici recueillent l’approbation que suscite l’évidence. La dynamique de l’histoire contemporaine y est lucidement synthétisée. Oui, les structures d’intérêts privés transnationaux tendent à se subsituer aux organes politiques démocratiques (comme l’atteste le déshabillage récent du citoyen au profit d’un simple polaire producteur/consommateur, ou ce qui menace avec le TTIP), certes, ces multinationales tendent à vouloir jouer d’égal à égal avec, voire à supplanter, les instances en charge de l’intérêt général, dont les Etats démocratiques sont à peu près les seuls réprésentants théoriques.
Quelques points, pourtant, prêtent le flanc à la discussion, en tant qu’ils sont symptomatiques de l’esprit d’entorse faite, de façon trop coutumière, à la rigueur intellectuelle.
Premier point : la Sécurité sociale. Quoi qu’on en dise, celle-ci tend à résister, et les aménagements nécessaires ont, pour l’instant, en objectif, la survie même de cet organe de solidarité. Quitte, bien sûr, à ce que cette Sécu se déleste des missions marginales et inutilement coûteuses qui menaçaient sa perennité. Quitte, donc, à rembourser moins, à faire participer dans un esprit de responsabilité, quitte à être moins généreuse sur la médecine de confort. Car, et là c’est un fait : vieillissant, la population est plus consommatrice de soins. Oui, il est révolu le temps où les cures à Aix-les-Bains s’administraient tous frais payés.
De même, c’est par un salutaire instinct de survie que cette Sécu fait face aux ambitions privées des laboratoires, à qui elle apparaît comme une véritable vache à lait : l’instauration de certains cadres limitant les abus, par exemple, l’obligation des prescriptions de médicaments génériques.
Tout autre eût été une politique laxiste qui menait rapidement à la liquidation de ce système solidaire, au profit, précisément, d’instances assurantielles privées.
Quoi qu’en dise Alain Badiou, les réformes récentes ne sont donc pas motivées par une plus grande obédience au Marché, mais par la nécessité d’adaptation en vue du maintien d’un système de solidarité dans les aspects les plus funestes de la vie (grandes maladies).
Second point : la loi sur le port du voile en France serait, selon Alain Badiou, une loi anti-pauvres. Etonnement de ma part devant cette singulière entorse à la plus élémentaire logique ! Car voici l’équation sous-jacente au raisonnement badiousien : « femme à voile = pauvre ». C’est assez amusant, avouez-le, de faire du voile islamique un signe indubitable de pauvreté (comme la Lamborghini est un signe de richesse). Ainsi les clochardes, les pauvres hères, les Roms miséreuses qui errent sans voile sont affranchies de cette loi anti-pauvres ! Grand bien leur fasse ! M’enfin, Monsieur Badiou, pourquoi cette soudaine irruption d’angélisme clientéliste dans votre discours ? Non, le port du voile n’est pas réductible à la pauvreté pas plus que la pauvreté n’est réductible au port du voile. Par conséquent, restez probe, s’il vous plaît, et quand vous évoquez les lois contre les pauvres, parlez-nous de celles interdisant la mendicité, là je vous suis. Mais pas de celle interdisant le port du voile, voyons !
Vous confondez tout, à la fin !
La synthèse, oui ; le chaudron de sorcière où on mélange tout pour faire une bonne soupe populaire, non !
Mais non, je plaisante, j’ai noté assez de signes péri-linguistiques sur cette vidéo pour savoir que vous avez pleinement conscience de dire quelques âneries !
On touche là deux points symptomatiques de cette rigueur intellectuelle qui se met inévitablement à vaciller à la moindre rafale idéologique. On touche là aux faits, et au rapport que le discours politique entretient avec eux.
Or, s’il est une leçon à retenir de la chute de l’Union soviétique (qui a malheureusement emporté avec elle toute alternative politique crédible à l’organisation libérale mondialisée), c’est ceci : la réalité dépasse, déborde tous les linéaments dont les théoriciens du politique voudraient la quadriller. La réalité des faits est toujours irréductible aux grilles de lecture synthétiques et, comme la guerre, n’est-ce-pas, simplificatrices. La réalité historique est, comme l’Homme sartrien, condamnée à être libre des modèles qui prétendent la penser et surtout la prédire. C’est tout de même la grande leçon de l’Histoire, la seule, peut-être.
Ainsi ces grandes masses chiffrées par Alain Badiou ne sont pas des ensembles d’objets inertes, mais des groupes d’individus humains, vivants, donc non nécessairement, ni définitivement, figés dans leurs cases. Les limites en sont poreuses, les mouvements y sont possibles, les chiffres eux-mêmes sont arbitraires, les cloisons sont non pas discrètes, mais continues et diffuses : pourquoi segmenter ainsi selon cette clé : 10%, 40%, 50%(*), plutôt qu’une autre ?
Mais au fond, et c’est sans doute là le plus grave, de tels chiffres semblent indiquer que, du moins à l’échelle mondiale, cette répartition très inégalitaire des richesses présente les caractéristiques d’une période pré-révolutionnaire. Judicieusement rappelé par Alain Badiou, elle est, à l’échelle mondiale, à peu près la situation de l’ancien régime en France.
Or, rien ne se passe sur le plan de la pensée politique révolutionnaire. Et le peu qu’il en reste de théorie ne diffuse pas jusqu’aux élections, dans les pays démocratiques.
Et en l’absence de toute dynamique révolutionnaire, on voit émerger ce fascisme nihiliste parfaitement identifié par Badiou dans les assassinats de masse qui ont défrayé la chronique récemment (et dont, soit dit en passant quitte à contredire Badiou, les acteurs, les terroristes, donc, ne sont pas, il s’en faut de beaucoup, tous issus de la frange pauvre de la population).
Aucun ample mouvement alternatif n’émerge, aucune reviviscence de la théorisation politique et économique ne se produit. Pourquoi ? Eh bien parce que cette classe moyenne (ces 40% qui se partagent 14% des ressources mondiales) n’est pas (encore) linéairement distribuée, et ce, malgré la globalisation du marché : dans les pays occidentaux, cette classe moyenne représente plus de 40% et se partagent beaucoup plus de 14% des ressources. Or les traditions révolutionnaires se trouvent surtout en Europe. On peut donc supposer, emboîtant le pas à Badiou, que tant que la globalisation n’aura pas produit, par vase communiquant, un lissage général de cette répartition des richesses, tant que ne seront pas résorbées les variations régionales de cette répartition, aucun flambeau révolutionnaire ne sera à nouveau allumé.
Mais quand il le sera, s’il l’est un jour, nécessité s’imposera de revoir bien des alinéas de la vulgate marxiste, n’en déplaise à Alain Badiou. Le cas de la Chine, dès maintenant, nous invite à le faire. Véritable épine dans le pied du messianisme marxiste, la Chine, de maoïste qu’elle était encore au début des années 70, est devenue capitaliste sans complexe, comme si, par un renversement ironique de la dynamique attendue par les lecteurs de « Das Kapital », le communisme n’avait été finalement que le marche-pied pour accèder au capitalisme « moderne ».
Pour contrer, M. Badiou, la tendance aux deux mouvements que vous avez bien décrits, l’expansion et la concentration du marché libéral, c’est du pouvoir politique, des Etats forts qu’il nous faut, c’est-à-dire des Etats qui ont toujours en tête que c’est l’intérêt général qu’ils ont pour mission de garantir.
Du souci de l’intérêt général, plutôt que de références à des bréviaires, dont le moins qu’on puisse dire est que la valeur prédictive** n’est pas démontrée au regard de l’Histoire, la vraie, je veux dire celle qui s’est déroulée et continue à le faire.
* D’après les chiffres rappelés par Alain Badiou, 10% des plus riches détiennent 86% des ressources, 40% se partagent 14% et les 50% restants n’ont rien, ou du moins ne sont pas intégrés dans les circuits du marché libéral globalisé où ils ne sont ni consommateurs, ni force de production.
** On pourrait discuter dans un autre billet des fortunes respectives de « Das Kapital » K. Marx, d’une part, et de « On the Origin of Species » C. Darwin, d’autre part, presque contemporains. On ne mettra jamais en évidence autre chose que ceci : une théorie scientifique tend à décrire une réalité indépendamment de tout désir ou appréhension humaine, c’est-à-dire à voir la réalité sans y insuffler d’idéologie. Une théorie non scientifique est toujours peu ou prou chargée d’idéologie (ce qui la condamne à plus ou moins brève échéance). Et là-dessus, quel meilleur exemple, situé exactement à la jonction de ces deux œuvres, que le lyssenkisme ?
27 avril 2016
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